Maisons d’accueil : pas facile d’y entrer, difficile d’en sortir


© Fanny Monier

Maisons d’accueil : pas facile d’y entrer, difficile d’en sortir

 30 janvier 2020 

 Marinette Mormont

Les maisons d’accueil hébergent pour quelques mois des personnes sans abri ou mal logées en vue de faciliter leur réinsertion. Depuis que Housing First a débarqué en trombe en Belgique avec son leitmotiv « le logement d’abord », ces dispositifs font-ils encore le poids ? Tour d’horizon de leurs forces et de leurs limites.

Le modèle « Housing First », importé d’Amérique du Nord (lire « Housing First, vers la fin du sans-abrisme ? »,  n°423, mai 2016), est aujourd’hui omniprésent dans les déclarations gouvernementales. Avec son postulat « le logement d’abord » (il faut avant tout fournir un logement aux personnes sans abri pour ensuite améliorer leur situation globale), il se présente comme un renversement du modèle de prise en charge des personnes sans abri et tend à reléguer aux oubliettes le modèle dit « en escalier », qui invite les personnes en rue à passer par l’hébergement d’urgence puis par une maison d’accueil avant de pouvoir accéder à un logement. « Puisque Housing First est efficace avec un public extrêmement fragilisé (plusieurs années de vie en rue, problèmes de santé mentale et/ou d’addictions), il devrait l’être pour tout le monde », défendent les partisans du projet.

S’arrêter là serait oublier que nombre d’acteurs  parmi lesquels des maisons d’accueil  travaillaient déjà depuis plusieurs années avec une approche « centrée logement ». « Housing First a ajouté une raison de communiquer sur le sans-abrisme et a apporté une réponse complémentaire à certains endroits, soutient Bruno Fafchamps, de la maison « L’Accueil » à Verviers et de l’Association régionale des centres d’accueil (ARCA)Mais il y avait déjà dans les maisons d’accueil et les APL (associations de promotion du logement, NDLR) une palette d’outils dont les actions étaient fort similaires. »

« Cela faisait vingt ans qu’on demandait de financer correctement notre travail de post-hébergement (à Bruxelles, il n’a été reconnu par la Cocof comme mission de base des maisons d’accueil qu’en 2017, NDLR) et de guidance à domicile. Le modèle Housing First est arrivé dans le secteur de manière assez frontale », Christine Vanhessen, directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA)

Christine Vanhessen, directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA), abonde dans le même sens : « Cela faisait vingt ans qu’on demandait de financer correctement notre travail de post-hébergement (à Bruxelles, il n’a été reconnu par la Cocof comme mission de base des maisons d’accueil qu’en 2017, NDLR) et de guidance à domicile. Le modèle Housing First est arrivé dans le secteur de manière assez frontale avec un discours du type ‘On va faire mieux avec ceux dont vous ne vous occupez pas’. Ça s’est mal emmanché. Aujourd’hui les concurrences sont moins fortes, surtout avec l’augmentation du budget prévue pour 2020 à Bruxelles. » Et d’ajouter que les objectifs des maisons d’accueil se veulent bien plus larges que l’unique aspect « logement » : accueil, hébergement, mais aussi aide psychosociale en vue d’améliorer l’autonomie, le bien-être physique et la réinsertion sociale de la personne.

Des maisons peu médiatisées

L’opposition entre Housing First et le modèle « en escalier » est pertinente dans les pays anglo-saxons mais pas en Belgique où ce dernier n’existe pas vraiment, relève aussi Marjorie Lelubre, docteure en sociologie : « Il y a très peu de gens qui font rue-hébergement d’urgence-maisons d’accueil-logement. Finalement, ici, les gens vont non pas où ils en ont le plus besoin, mais là où il y a de la place. » Une des forces de Housing First réside donc, entre autres, dans sa force de frappe en termes de communication. Il a mis cette approche centrée logement sous le feu des projecteurs et est parvenu à convaincre le pouvoir politique de sa pertinence, alors que les revendications des maisons d’accueil étaient jusque-là restées lettre morte. « Les maisons d’accueil suscitent peu d’intérêt médiatique et c’est quelque chose d’assez constant dans le temps, commente Marjorie Lelubre. On n’a pas parlé de la création de l’AMA dans les médias. Les maisons d’accueil n’ont pas non plus été associées au débat parlementaire sur la dépénalisation du vagabondage. Comme si le sans-abrisme et elles étaient longtemps restés dissociés dans les représentations du public et du politique. »

Les prix varient fortement d’une maison à l’autre : grosso modo de 12 à 25 euros la nuitée pour le vivre et le couvert.

Il faut dire que les maisons d’accueil sont un ensemble assez hétérogène de dispositifs. Les seuils d’accès et publics des institutions varient fortement, de même que leur taille ou leurs projets pédagogiques. Une pluralité qui trouve son origine dans la manière dont le secteur s’est construit : chauffoirs (le plus ancien remonte à la fin du XIXe siècle) ou dépôts de mendicité devenus des maisons à bas seuil, anciennes maisons maternelles qui accueillaient depuis 1920 des jeunes filles mères et « refuges pour femmes battues » créés dans les années septante. « Certains de nos membres ne se reconnaissent pas du tout dans le secteur ‘sans-abrisme’ », admet d’ailleurs Christine Vanhessen, qui insiste sur l’expertise développée en matière de soutien aux femmes victimes de violences (environ une femme sur deux dans les maisons d’accueil a été victime de violences conjugales ou intrafamiliales) et à la parentalité (certains enfants sont d’ailleurs placés en maison d’accueil avec un de leurs parents par les instances de protection de la jeunesse). « Ce travail d’accompagnement des victimes et de leurs enfants se caractérise par l’accueil, l’écoute, la sécurisation mais également par un accompagnement psychosocial global pour une récupération de l’autonomie et de la confiance en soi. »

Des sorties ardues

En 2016, plus de 25 % des hébergés ayant quitté une maison d’accueil agréée par la Cocof ont trouvé un logement privé, 6 % un logement géré par une agence immobilière sociale (AIS) et 4 % un logement social. Malgré tous les outils mis en place (partenariat avec la cellule de capteur de logement à Bruxelles, conventions avec des sociétés de logements sociaux ou avec des AIS), les sorties vers le logement sont difficiles. À titre d’exemple, en 2015-2016, seuls 21 % des personnes hébergées dans la maison d’accueil des Petits Riens avaient trouvé un logement privé, soit une baisse de 9 % par rapport à l’année 2014. En cause ? La pénurie de logements salubres avec des loyers compatibles avec les revenus de ces publics, de même que les exigences de plus en plus élevées des propriétaires (revenus, garanties locatives…).

« De ma maison, 45 % partent et entrent dans le logement autonome, explique Bruno Fafchamps. Évidemment la pression immobilière est moins forte ici à Verviers qu’à Liège et encore moins forte qu’à Bruxelles. C’est clair que trouver un logement autonome est un boulot énorme. Certaines maisons d’accueil ont d’ailleurs diversifié leurs activités et créé du logement pour faire du logement social accompagné. D’autres se constituent un réseau de propriétaires privés avec qui elles travaillent. Ou se font aussi agréer associations de promotion du logement (APL). »

Mais quid, alors, de tous les autres ? L’idée, couramment répandue, selon laquelle les personnes sans abri tourneraient de maison en maison sans jamais quitter le circuit semble battue en brèche : à Bruxelles, les statistiques de la Strada (centre d’appui au secteur) ont démontré que seules 10 à 15 % des personnes enchaînent les séjours, tandis que 80 % y font au maximum un ou deux séjours (en ce compris dans le centre d’accueil d’urgence Ariane). Alors qu’une partie du public quitte la maison pour une institution (prison, hôpital, habitation protégée…) ou leur famille, une autre disparaît dans la nature (27 % selon les données récoltées par les maisons d’accueil de la Cocof). Soit parce que l’usager a « pété les plombs », qu’il a été expulsé ou parce que le lieu ne lui convenait pas, notamment en raison de la vie communautaire et du règlement d’ordre intérieur.

L’idée, couramment répandue, selon laquelle les personnes sans abri tourneraient de maison en maison sans jamais quitter le circuit semble battue en brèche

L’approche collective des hébergements est de plus en plus interrogée aujourd’hui. « Historiquement, il y a cette idée positive d’une certaine sociabilité liée à la vie en collectivité qui permet de se reconstruire, explique Martin Wagener, professeur en sciences sociales à la Fopes (UCL). En réalité, autant les grands dortoirs peuvent générer de la violence et une promiscuité qui peut être un enfer, autant le logement individuel peut être un facteur de grande solitude. Beaucoup de maisons d’accueil misent aujourd’hui sur des hébergements semi-individuels (ex. : un ensemble de petits studios, avec un espace collectif). Il y a en fait autant de portes possibles pour répondre à des besoins divers. Le problème, c’est que le secteur est saturé, ce qui diminue l’efficacité des dispositifs. »

L’accessibilité en question

La difficulté pour les hébergés à trouver une porte de sortie a pour effet d’allonger les durées de séjour, bouchant ainsi les possibilités d’entrée pour d’autres. Un écrémage des publics par le biais des projets pédagogiques de certaines maisons entraverait aussi les entrées dans le secteur, entre autres pour les personnes avec des addictions ou avec des troubles psychiatriques (lire par exemple « La surveillance électronique reste hors d’atteinte pour les sans-abri », AÉ n° 473, mai 2019). Raison pour laquelle la fédération AMA revendique d’ailleurs la reconnaissance d’une mission spécifique « santé » afin d’engager du personnel adéquat. Autre barrière d’accès souvent mentionnée : le manque de revenus des usagers. Car les maisons d’accueil sont payantes. Une participation financière voulue par le politique dès les années septante, qui est aussi nécessaire à la survie financière des structures. Les subventions publiques sont en effet loin de couvrir l’ensemble de leur fonctionnement (la nourriture, les postes administratifs et ouvriers, les frais de rénovation des infrastructures ne sont pas ou pas assez financés).

Les prix à la journée sont donc savamment calculés à partir de plusieurs critères qui varient selon la réglementation en vigueur. Pour faire court, tant à la Cocof qu’en Région wallonne, la participation exigée à l’usager ne peut pas dépasser les deux tiers de ses revenus quand la maison offre le vivre et le couvert. Dans la pratique, ces prix varient fortement d’une maison à l’autre mais aussi d’une région à l’autre : grosso modo de 12 à 25 euros la nuit (avec repas).

« Évidemment, ce n’est pas acceptable de faire répercuter les frais de fonctionnement sur les hébergés, concède Christine Vanhessen. À la Cocom, comme il n’y a pas de prix maximum, cela peut monter jusqu’à 30 à 40 euros la nuitée. Pourtant pas mal de maisons ont du mal à s’en sortir avec ces montants. Car presque 35 % du personnel est hors cadre (non subsidié par les enveloppes « maisons d’accueil », NDLR). Nous devons alors demander aux CPAS de compenser, quand ils acceptent, mais finalement cela ne fait que reporter ces coûts d’un service public à l’autre. »

Sans revenus démontrables et sans possibilités de sortie dans le logement, le système exclut donc d’emblée les personnes sans papiers ou en séjour précaire, même si quelques lits leur sont réservés ici et là. Par ailleurs, en payant de tels montants, la possibilité pour les hébergés de se constituer une épargne (par ex. pour une garantie locative), si elle n’est pas impossible sur la durée, demeure complexe, surtout pour les personnes isolées. Avec un revenu d’intégration de 940 euros, un usager peut se retrouver avec seulement 310 euros en poche par mois pour ses dépenses courantes (hors loyer et nourriture) et pour épurer ses dettes éventuelles.

« Toutes les réformes depuis 2002 se heurtent à la question de la gestion des places. Les maisons d’accueil ont eu peur de perdre leur autonomie pédagogique si on leur imposait un public via un système centralisé », Martin Wagener (professeur en sciences sociales à la Fopes (UCL)

« Tous les flux entrant dans le secteur, on ne va pas les résoudre avec du Housing First », conclut Martin Wagener. Les maisons d’accueil sont essentielles pour faire face aux chutes, notamment lors de la transition entre la jeunesse et l’âge adulte (environ 25 % des personnes sans abri à Bruxelles ont moins de 25 ans !), après une sortie de prison, pour s’extirper d’une situation de violences conjugales ou encore à la suite d’une expulsion de son logement. « Les maisons d’accueil font un travail de qualité, mais elles se sont rajouté de plus en plus de services, ont augmenté leur seuil d’exigence et sont devenues trop chères. Il faut tirer secteur vers le haut en termes de qualité, mais sans perdre contact avec le bas. Ce n’est bien sûr pas à chaque service de résoudre la question de l’accessibilité, mais au secteur dans son ensemble. Toutes les réformes depuis 2002 se heurtent à la question de la gestion des places. Les maisons d’accueil ont eu peur de perdre leur autonomie pédagogique si on leur imposait un public via un système centralisé. Conséquence ? Les personnes doivent téléphoner partout. Pour moi, il faut un numéro central : il faut penser aux personnes qui cherchent de l’aide et non pas mettre en place un système en fonction des projets des structures. Il existe aujourd’hui un manque de représentation des SDF en vue de défendre leurs intérêts. »